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L'Image en creux

Présentation

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Étienne Hatt est critique d’art membre de l’Aica. Il est rédacteur en chef adjoint d’artpress et membre du comité éditorial de PALM, le magazine en ligne du Jeu de Paume. Il a été co-directeur artistique du salon Approche dédié aux expérimentations photographiques (Paris, 2019 et 2021) et co-commissaire d’Après l’école, biennale artpress des jeunes artistes (Saint-Étienne, 2020 et Montpellier, 2022).

« Photo-choc » pour Roland Barthes dans ses Mythologies (1957), « image-choc » pour Susan Sontag dans Devant la douleur des autres (2003) : le choc désigne la forme paroxystique de la photographie de presse, celle qui, pour rendre compte des violences du monde, privilégie le spectaculaire. Si le choc est un effet, il est aussi une stratégie. Barthes soulignait ainsi combien ces images sont construites, voire « surconstruites », combien elles reposent sur un « langage intentionnel de l’horreur », et Sontag évoquait les « automatismes mis en œuvre pour provoquer l’émotion ». Car le choc aurait pour vertu d’émouvoir, ébranler, éventuellement éveiller nos consciences, susciter des réactions. Mais, même si Sontag a nuancé ses propos depuis le recueil Sur la photographie (1977), cet effet ne risque-t-il pas de s’amoindrir à force de surexposition à des « images-clichés » ? Pis encore, selon la thèse énoncée par Jean Baudrillard, notamment dans la Guerre du Golfe n’a pas eu lieu (1991), ces dernières n’auraient-elles pas transformé la réalité en simulacre ?

 

Comment sortir des ambiguïtés de l’image-choc ? Dans l’Effroi du présent. Figurer la violence (2009), Dominique Baqué se tournait vers l’art et mettait en lumière, en ce début de 21e siècle, trois « stratégies artistiques » : l’appropriationnisme (par exemple Luc Tuymans et ses grisailles reprenant des images de presse), le retrait (notamment Sophie Ristelhueber et ses photographies de l’après-coup) et la théâtralisation (entre autres Éric Baudelaire et sa reconstitution d’une scène de guerre). Dans le prolongement de cette réflexion sur les pouvoirs de l’art à proposer des « contre-images » de la violence, qu’elle soit inouïe ou ordinaire, manifeste ou latente, j’ai réuni dans l’exposition L’image en creux des artistes qui se saisissent du réel et de ses crises tout en prenant le contre-pied du choc. Paradoxales, leurs propositions entendent montrer moins pour nous aider à mieux voir. Les photographies, vidéos et dessins présentés révèlent plusieurs procédés qui vont du recouvrement à l’effacement, en passant par l’évidement, le floutage, l’obstruction ou l’abstraction. Dans tous les cas, le défaut de visible met notre regard en alerte. Quand l’image-choc nous aveuglait par ses excès, l’image en creux nous
ouvre les yeux.

Parmi les artistes de l’exposition, deux se confrontent directement à l’image-choc pour en faire la critique. Matthieu Boucherit, qui s’intéresse à « l’économie des affects », « filtre » ces images en effaçant numériquement les détails les plus violents tandis que Léa Belooussovitch, qui parle de « business de l’émoi », en extrait des fragments qu’elle agrandit et floute en les dessinant au crayon de couleur sur un support de feutre. D’une certaine manière, leurs œuvres sont des leurres : le regard pourrait glisser sur la neutralité apparente des images du premier ou se délecter des fausses abstractions chromatiques de la seconde mais, quoique mise à distance, la violence est bien là, sous-jacente, convoquée par les titres ou le souvenir des
photographies de presse originales.

L’image en creux prend donc le risque d’être liminale pour mieux mobiliser notre attention. C’est que l’absence qui la remplit renvoie à une présence, le champ, aussi vide soit-il, à un hors-champ et le fragment à un tout. Ainsi, la série photographique
Paris barricadé (2018-19) de devantures de magasins et bureaux obstruées de planches de bois impeccables et dépouillés de toute enseigne d’Anna Malagrida et Mathieu Pernot bruit-elle des violences urbaines qui cet hiver-là ont ponctué les
manifestations des « gilets jaunes ». De la même manière, les dessins de panneaux publicitaires défilant vides de toute affiche de la série Encounters at the End of Time (2022-23) d’Alexandre Zhu font-ils écho aux violences sur les corps et les
esprits qu’ont représentées, au-delà du repli de l’activité économique, la crise du Covid et les confinements. L’image en creux n’est donc pas une totalité repliée sur elle-même qui ne serait, comme l’image-choc, que pure visualité. À l’encontre de cette dernière qui, saisie dans son immédiateté, est un instantané qui fige, elle redonne temps et mouvement au regard et à la pensée. Les photographies de Karim Kal ne montrent à priori pas grand-chose. En fait, la dialectique de l’ombre et de la lumière qui les anime attire l’œil vers ce qu’habituellement on ne regarde pas et que le flash révèle au centre ou en périphérie des images : dans les cités, en amont des flambées de violences, ce sont ces aménagements urbains qui contraignent ou empêchent les déplacements (série Entourage, 2017) ; dans un centre psychothérapeutique, ce sont les couleurs des murs qui, outre l’enfermement des patients, pointent leur ségrégation en fonction des pathologies (série Kosmos, 2020). Pourtant, à la différence de l’image-choc, l’image en creux n’est pas astreinte à la représentation. Si les travaux de Malagrida, Pernot, Zhu et Kal livrent des indices, fussent-ils minimaux, du réel critique, ceux d’Anaïs Marion, Morvarid K. et Émeric Lhuisset privilégient le symbole. Quand Marion se penche sur les révolutions pacifistes des 20e et 21e siècles, c’est avec des photogrammes des fleurs qui leur ont donné leurs noms (série Et la foule soudain tendit une fleur, 2017-2023). Surtout, en
adoptant la technique de l’anthotype, tirage qui ne peut être fixé et s’effacera au cours de l’exposition, elle souligne toute leur fragilité. Morvarid K., dont la performance The Hours consistera à recouvrir le portrait d’une jeune Iranienne photographiée sans voile à Téhéran pour n’en donner à voir que la silhouette, et Lhuisset, qui laisse le bleu des cyanotypes de la série L’Autre Rive (2011-2017) évoquant les parcours de ses amis migrants prendre possession de l’image, confèrent aussi, au-delà de toute représentation, une valeur symbolique à la matière et aux transformations mêmes de la photographie. Qu’elle se confronte ou non à l’image de presse violente, qu’elle relève de l’indice ou du symbole, qu’elle mette en mouvement une réflexion figée par l’image-choc ou suscite d’autres affects que ceux, immédiats, produits par cette dernière, l’image en creux libère de l’espace et nous implique, nous spectateurs rendus à nouveau actifs, au cœur du réel.

Étienne Hatt

PHOTOS L'image en creux

©Mona Mil

du 7 novembre au 21 décembre 2023
Paris 12eme ardt
100 Rue de Charenton

photos d'artistes

©Mona Mil

Léa Belooussovitch née à Paris en 1989, vit et travaille à Bruxelles. Diplômée d’un Master en Arts Visuels en section Dessin à L’Ecole Nationale Supérieure des Arts Visuels de La Cambre en 2014, elle intègre de nombreuses résidences d’artistes à Bruxelles telles que la Fondation Moonens, la Fondation du Carrefour des Arts ou la résidence de la M.A.A.C en 2017 à l’issue de laquelle elle réalise sa première exposition personnelle.En parallèle, son travail est présenté dans des institutions belges comme le WIELS, l’ISELP et elle remporte des prix ; celui du Moonens en 2014, la Bourse Révélation Emerige en 2016 à Paris, le prix COCOF de la Médiatine en 2017 et le prix du Parlement de la Fédération-Wallonie Bruxelles en 2018.

Léa Belooussovitch se saisit des violences du réel médiatisées par les images et les bases de données. Les images-chocs de scènes de mort et de désolation, qui pour l’artiste participent d’un « business de l’émoi », constituent ainsi la source de séries de dessins aux crayons de couleur sur un support de feutre. Elle en extrait des détails qu’elle agrandit et floute au point de devenir des abstractions chromatiques. Mais ces dernières sont des leurres : les titres, qui renvoient aux événements, nous ramènent à la brutalité des faits.

Matthieu Boucherit est né en 1986 à Cholet, vit et travaille à
Aubervilliers. Il est diplômé en communication visuelle à Nantes
et d’un Master Recherche et Création de l’Université de Toulouse. Artiste pluridisciplinaire, Matthieu Boucherit s’inspire des techniques et appareillages qui ont façonné nos regards et développe une réflexion sur l’écologie des images et des affects. Il croise les méthodes de présentation et de représentation de différents médias — peinture, dessin, photographie, texte, vidéo,
création d’ambiance, dont il dissèque les mécanismes de fabrication en mettant en scène leurs process.

Il a fait de l’image et de ses usages et circulations la matière première de ses photographies, peintures, installations et dispositifs. Il a ainsi retouché des photographies de presse, parfois des « icônes », pour en gommer les détails violents avant de les tirer par contact avec un écran d’ordinateur (laptopogrammes) ou de les projeter. Mais il s’agit moins de réparer les images ou le monde que de pointer, par le défaut de visible, la pulsion scopique au fondement de l’économie médiatique des affects.

Karim Kal Né à Genève en 1977, Karim Kal obtient en 2003 un diplôme de la formation supérieure à l’École de photographie de Vevey. Il vit et travaille aujourd’hui à Lyon. Karim Kal est lauréat du Prix Henri Cartier Bresson 2023. Ses oeuvres ont été exposées dans de grandes institutions parmi lesquelles on compte le musée Carnavalet, l’Institut du Monde Arabe de Tourcoing, mais également l’Institute of Contemporary Art de Singapour, la Bloo Gallery de Rome, le Musée d’art moderne d’Alger ou encore le Memorial Do Imigrante de São Polo. Par ailleurs, ses oeuvres ont été acquises par des institutions publiques de renom
telles que le Musée de l’histoire de l’immigration au Palais de la porte dorée à Paris, le Fond National d’Art Contemporain de Paris, le FRAC Auvergne, l’Artothèque de Strasbourg…

Il s’inscrit dans la tradition du documentaire social. Il s’intéresse aux espaces de relégation et aux lieux de coercition dont il pointe les signes par un dispositif de prise de vue au flash qui, entre obstruction et abstraction, joue des contrastes d’ombre et de lumière. Deux séries sont réunies : Entourages (2017), sur les contraintes des passages des grands ensembles de Lyon et Saint-Étienne, et Kosmos (2020), sur la ségrégation spatiale au sein du
Centre psychothérapique de l’Ain à Bourg-en-Bresse.

Émeric Lhuisset (1983, FR) a grandi en banlieue parisienne, il est diplômé en art (Ecole des Beaux-Arts de Paris) et en géopolitique (Ecole Normale Supérieure Ulm / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne). Son travail est présenté dans de nombreuses expositions, notamment à la Tate Modern (UK), au Museum Folkwang (DE), à l’Institut du Monde Arabe (FR), au Stedelijk Museum (NL), aux Rencontres d’Arles (FR), au Sursock Museum (LB), au Times Museum (CN), ou encore au Centre Pompidou (FR).

Il remporte entre autres la mention spécial Ukraine du Paris Photo/Aperture PhotoBook Awards 2022, le British Journal of Photography International Photography Award 2020, la Résidence BMW pour la Photographie 2018 et Grand Prix Images Vevey - Leica Prize 2017.

Il a fait des crises contemporaines – avant tout conflits et migrations – le coeur de son oeuvre de terrain. Nourri de géopolitique, il trouve à chaque fois des formes en rupture avec les discours académiques. Dans Quand les nuages parleront (2018-2019), série sur des villes prises par le PKK bombardées par le pouvoir turc, il a évidé dans des vues aériennes les périmètres détruits et invisibilisés tandis que, dans L’Autre Rive (2011-2017), il a laissé le bleu de ses cyanotypes évoquant les parcours de ses amis migrants prendre possession de l’image.

Née à Metz en 1992, Anaïs Marion vit et travaille en Creuse. Petite, elle rêvait de devenir botaniste ou archéologue. Finalement, elle est devenue artiste-auteure. Diplômée de l’école européenne supérieure de l’image à Poitiers, elle a participé à de nombreuses résidences photographiques ou
d’écriture comme celles de la villa Pérochon, de Castel Coucou ou de la villa La Brugère. Elle a été lauréate du prix d’Art Robert Schuman en 2019 et de la septième révélation du livre d’artiste de l’ADGP X MAD en 2022.

Elle a participé à plusieurs expositions collectives notamment au OFF de la Biennale de Dakar 2018, la biennale Artpress des jeunes artistes (Saint-Étienne) (2020) et la biennale d’art contemporain de Champigny-sur-Marne (2022).

Anaïs Marion s’intéresse à l’histoire et à la mémoire, à leurs récits et objets. Si ses travaux discursifs sont de véritables enquêtes donnant lieu à des livres et des conférences performées, d’autres affirment leur valeur symbolique. C’est le cas de Et soudain la foule tendit une fleur (2017-2023), série d’anthotypes dédiée aux révolutions pacifistes des 20e et 21e siècles ayant des noms de fleurs ou de couleurs qui, tirée selon
un procédé infixable utilisant la photosensibilité des plantes, disparaîtra au cours de l’exposition.

Morvarid est née à Téhéran en 1982 et a quitté l’Iran très tôt mais son attachement à l’identité iranienne est le fondement de sa relation avec le monde et de sa sensibilité artistique. Morvarid qui vit entre Berlin et Bordeaux est une artiste visuel et une performeuse. Elle est représentée par la galerie Bigaignon. Elle a participé à de nombreuses expositions personnelles à l’étranger et en France. Ses oeuvres se retrouvent dans plusieurs collections publique comme la BNF ou le Frac Aquitaine.

Morvarid K. se situe à la croisée de la photographie, du dessin et de la performance. Elle intervient sur ses images pour les rehausser ou, au contraire, les voiler. Marquée par la condition des femmes en Iran et le mouvement Femmes, Vie, Liberté débuté
le 16 septembre 2022, The Hours est une performance au cours de laquelle elle recouvrira le portrait d’une jeune femme de Téhéran d’autant de traits à l’encre blanche que d’heures se seront écoulées depuis le soulèvement. Ne restera alors qu’une silhouette, sans voile.

Alexandre Zhu (1993), réside dans les ateliers d’artistes Poush
à Aubervilliers. Il est diplômé en 2018 de l’ENSAD avec un passage à la School of Visual Art de New York. Influencé par la transformation massive de sa ville d’origine, sa pratique du dessin questionne les mutations de nos environnements urbains et mondialisés. Lauréat du prix Pierre David-Weill en 2021 et du Prix Dauphine pour l’art contemporain en 2022, son travail est ensuite sélectionné pour la Biennale Artpress la même année au MOCO Panacée.

Alexandre Zhu réalise ses dessins au fusain d’après ses propres photographies. Plusieurs de ses séries scrutent les détails de notre monde urbanisé et mécanisé, y compris dans ses failles, comme la série Encounters at the End of Time (2022-2023) de panneaux publicitaires défilants vidés par la contraction de l’activité économique lors de la dernière pandémie. Le regard ne bute pas sur ces surfaces froissées apparemment vierges, il est happé par l’illusionnisme de ces plis, indices d’un monde à l’arrêt.

Anna Malagrida est née à Barcelona 1970 et vit à Paris. Par la photographie et la vidéo, Anna Malagrida interroge la ville mondialisée et s’intéresse à ceux qui l’habitent et ceux qui la traversent. Elle photographie les traces fruit des événements politiques et sociétales qui la transforment. Elle est diplômée de l’’Ecole Nationale de la Photographie d’Arles en 1996. Lauréate du Prix au Projet aux Rencontres Internationales de la Photographie d’Arles en 2005, elle a exposé individuellement en France et à l’international dans des institutions tel que le Centre Pompidou, la Fondation Mapfre de Madrid, le Centre Photographique d’Ile de France, la Galleria Civica de Modena, le Frac PACA, le Museo de Arte Contemporáneo A Coruña, l’IVAM de Valence ou le Musée d'Art Modern de Tarragona. En 2023 La Filature de Mulhouse et le Centre Photographique de Hautes-France lui consacrent deux expositions individuelles. Elle est représentée parle la galerie RX à Paris. Son travail est présent dans différentes collections publiques et privées.

Mathieu Pernot est né en 1970 à Fréjus. Il vit et travaille à Paris. Lors de ses études à l’École nationale supérieure de la photographie, Mathieu Pernot rencontre à Arles des familles tsiganes, dont les Gorgan, avec lesquels il ne cesse de travailler par la suite. Au cours des années 2000, il développe différentes séries consacrées à l’enfermement, l’urbanisme et la question migratoire. Son travail a été récompensé par le prix Nadar en 2013, le prix Niépce en 2014, et il est en 2019, lauréat de la bourse Henri Cartier Bresson. En 2022, il réalise l’exposition l’Atlas en mouvement, accompagnée d’une édition, qui présente ses travaux réalisés depuis plus d’une dizaine d’années avec des personnes migrantes et propose une nouvelle perspective dans la manière de les représenter. Anna Malagrida et Mathieu Pernot ont l’un et l'autre re développé une oeuvre impor tante répondant aux enjeux politiques et sociaux contemporains. Ensemble, ils ont réalisé Paris
barricadé (2018-2019), une série de photographies de devantures de magasins et bureaux obstruées de planches de bois impeccables et dépouillés de toute enseigne qui, par contraste, bruit des violences urbaines qui, cet hiver-là, ont ponctué les manifestations des « gilets jaunes ». Par intérêt pour la ville comme surface d’inscription, Anna Malagrida a récupéré certaines de ces planches taguées pour en faire une sculpture : « Les
monstres sont à… »

evenements

Samedi 18 novembre 2023 : Performance de Clara Le Picard : Le Geste

Mardi 21 novembre 2023 : Performance de Boryana Petkova : SeeN

Mardi 28 novembre 2023 : Table ronde animée par Sidonie Gaucher et Joanna Cohen : "Pérennité ou effacement : la matière photographique en question"

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