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L'IMAGE EN CREUX
07.11.23 - 21.12.23
« Photo-choc » pour Roland Barthes dans ses Mythologies (1957), « image-choc » pour Susan Sontag dans Devant la douleur des autres (2003) : le choc désigne la forme paroxystique de la photographie de presse, celle qui, pour rendre compte des violences du monde, privilégie le spectaculaire. Si le choc est un effet, il est aussi une stratégie. Barthes soulignait ainsi combien ces images sont construites, voire « surconstruites », combien elles reposent sur un « langage intentionnel de l’horreur », et Sontag évoquait les « automatismes mis en œuvre pour provoquer l’émotion ». Car le choc aurait pour vertu d’émouvoir, ébranler, éventuellement éveiller nos consciences, susciter des réactions. Mais, même si Sontag a nuancé ses propos depuis le recueil Sur la photographie (1977), cet effet ne risque-t-il pas de s’amoindrir à force de surexposition à des « images-clichés » ? Pis encore, selon la thèse énoncée par Jean Baudrillard, notamment dans la Guerre du Golfe n’a pas eu lieu (1991), ces dernières n’auraient-elles pas transformé la réalité en simulacre ?
Comment sortir des ambiguïtés de l’image-choc ? Dans l’Effroi du présent. Figurer la violence (2009), Dominique Baqué se tournait vers l’art et mettait en lumière, en ce début de 21e siècle, trois « stratégies artistiques » : l’appropriationnisme (par exemple Luc Tuymans et ses grisailles reprenant des images de presse), le retrait (notamment Sophie Ristelhueber et ses photographies de l’après-coup) et la théâtralisation (entre autres Éric Baudelaire et sa reconstitution d’une scène de guerre). Dans le prolongement de cette réflexion sur les pouvoirs de l’art à proposer des « contre-images » de la violence, qu’elle soit inouïe ou ordinaire, manifeste ou latente, j’ai réuni dans l’exposition L’image en creux des artistes qui se saisissent du réel et de ses crises tout en prenant le contre-pied du choc. Paradoxales, leurs propositions entendent montrer moins pour nous aider à mieux voir. Les photographies, vidéos et dessins présentés révèlent plusieurs procédés qui vont du recouvrement à l’effacement, en passant par l’évidement, le floutage, l’obstruction ou l’abstraction. Dans tous les cas, le défaut de visible met notre regard en alerte. Quand l’image-choc nous aveuglait par ses excès, l’image en creux nous
ouvre les yeux.
Parmi les artistes de l’exposition, deux se confrontent directement à l’image-choc pour en faire la critique. Matthieu Boucherit, qui s’intéresse à « l’économie des affects », « filtre » ces images en effaçant numériquement les détails les plus violents tandis que Léa Belooussovitch, qui parle de « business de l’émoi », en extrait des fragments qu’elle agrandit et floute en les dessinant au crayon de couleur sur un support de feutre. D’une certaine manière, leurs œuvres sont des leurres : le regard pourrait glisser sur la neutralité apparente des images du premier ou se délecter des fausses abstractions chromatiques de la seconde mais, quoique mise à distance, la violence est bien là, sous-jacente, convoquée par les titres ou le souvenir des photographies de presse originales.
L’image en creux prend donc le risque d’être liminale pour mieux mobiliser notre attention. C’est que l’absence qui la remplit renvoie à une présence, le champ, aussi vide soit-il, à un hors-champ et le fragment à un tout. Ainsi, la série photographique Paris barricadé (2018-19) de devantures de magasins et bureaux obstruées de planches de bois impeccables et dépouillés de toute enseigne d’Anna Malagrida et Mathieu Pernot bruit-elle des violences urbaines qui cet hiver-là ont ponctué les manifestations des « gilets jaunes ». De la même manière, les dessins de panneaux publicitaires défilant vides de toute affiche de la série Encounters at the End of Time (2022-23) d’Alexandre Zhu font-ils écho aux violences sur les corps et les esprits qu’ont représentées, au-delà du repli de l’activité économique, la crise du Covid et les confinements. L’image en creux n’est donc pas une totalité repliée sur elle-même qui ne serait, comme l’image-choc, que pure visualité. À l’encontre de cette dernière qui, saisie dans son immédiateté, est un instantané qui fige, elle redonne temps et mouvement au regard et à la pensée. Les photographies de Karim Kal ne montrent à priori pas grand-chose. En fait, la dialectique de l’ombre et de la lumière qui les anime attire l’œil vers ce qu’habituellement on ne regarde pas et que le flash révèle au centre ou en périphérie des images : dans les cités, en amont des flambées de violences, ce sont ces aménagements urbains qui contraignent ou empêchent les déplacements (série Entourage, 2017) ; dans un centre psychothérapeutique, ce sont les couleurs des murs qui, outre l’enfermement des patients, pointent leur ségrégation en fonction des pathologies (série Kosmos, 2020). Pourtant, à la différence de l’image-choc, l’image en creux n’est pas astreinte à la représentation. Si les travaux de Malagrida, Pernot, Zhu et Kal livrent des indices, fussent-ils minimaux, du réel critique, ceux d’Anaïs Marion, Morvarid K. et Émeric Lhuisset privilégient le symbole. Quand Marion se penche sur les révolutions pacifistes des 20e et 21e siècles, c’est avec des photogrammes des fleurs qui leur ont donné leurs noms (série Et la foule soudain tendit une fleur, 2017-2023). Surtout, en adoptant la technique de l’anthotype, tirage qui ne peut être fixé et s’effacera au cours de l’exposition, elle souligne toute leur fragilité. Morvarid K., dont la performance The Hours consistera à recouvrir le portrait d’une jeune Iranienne photographiée sans voile à Téhéran pour n’en donner à voir que la silhouette, et Lhuisset, qui laisse le bleu des cyanotypes de la série L’Autre Rive (2011-2017) évoquant les parcours de ses amis migrants prendre possession de l’image, confèrent aussi, au-delà de toute représentation, une valeur symbolique à la matière et aux transformations mêmes de la photographie. Qu’elle se confronte ou non à l’image de presse violente, qu’elle relève de l’indice ou du symbole, qu’elle mette en mouvement une réflexion figée par l’image-choc ou suscite d’autres affects que ceux, immédiats, produits par cette dernière, l’image en creux libère de l’espace et nous implique, nous spectateurs rendus à nouveau actifs, au cœur du réel.
Etienne Hatt
Commissaire d'exposition